Une verticale absolue de 424 mètres !

L’expédition Guizhou 2003 découvre et explore un puits de 424 mètres qui s’avère être la plus grande verticale absolue du monde. Il est aussitôt baptisé Puits Christinette en hommage à la spéléologue Christine Le Roch (voir page 11) décédée tragiquement le 6 décembre 2002 à l’âge de 36 ans. Avec l’équipe de l’expédition chinoise descendons cette fantastique et fabuleuse verticale.

Texte et photos Eric Sanson

L’expédition touche à sa fin, il ne reste plus que trois jours de spéléo avant de plier bagages. Nous sommes déjà comblés par les excellents résultats de cette aventure, nous avons découvert le plus grand réseau de Chine avec 54 kilomètres de développement, et totalisé environ 50 kilomètres de nouvelles topographies. Notre camp de base est actuellement dans le bâtiment de la nouvelle centrale électrique qui turbine l’eau de la mythique rivière souterraine Gesohe, 1 600 m3/s en crue. Cette rivière, qui devait être la partie difficile de l’expédition, s’est finalement offerte à nous avec plus de facilité que prévu en raison de son débit d’étiage prononcé, entièrement capté pour la nouvelle centrale. Seul un  » piscouli  » d’un peu plus d’un mètre cube par seconde s’en échappait à la résurgence.

L’heure est grave

Nous voici donc ces derniers jours sur la voie du désœuvrement, la zone à explorer s’épuise, les cavités intéressantes sont de plus en plus loin, les hommes et les véhicules souffrent des trajets qui s’allongent sur les chemins creux. Ce matin, l’heure est grave. Il ne reste qu’un pick-up en état de rouler et il n’est disponible qu’en début d’après-midi. Après consultation de la carte, nous décidons d’aller prospecter au pied du Badashan, le plus haut sommet du plateau de Baoji (2 558 m) il y a là-bas un village nommé Heibai à deux heures d’une route chaotique.

L’heure tardive et le long trajet ne nous laisseront que peu de temps pour prospecter, nous ne prenons que l’indispensable : le matériel topographique et un bout de corde au cas où. Le pick-up chargé de sa quinzaine de passagers commence sa longue montée dans la brume en direction du plateau.

Nous arrivons à Heibai (ce qui signifie Noir et Blanc). Le temps s’est dégagé. Un vieil homme est là. Sorti d’un autre temps, il porte une peau de bête et quelques outils pour travailler aux champs. Notre arrivée crée l’événement dans ce village qui voit des Européens pour la première fois, Zhang et Tian, nos collaborateurs, nous indiquent que les habitants connaissent une grotte et deux gouffres importants, nous formons donc trois équipes mais nous ne sommes que deux à choisir d’aller au gouffre le plus éloigné car tout le monde n’a pas pris son équipement pour les verticales.

Le chant du tamponnoir

Sans comprendre le chinois, la conversation avec notre guide est limitée, mais lorsqu’il nous fait un signe de la main pour indiquer l’emplacement du gouffre il n’y a pas d’ambiguïté :  » tu vois les crêtes là-bas, ben c’est derrière !  » Nous arrivons enfin au sommet de la crête après 270 mètres de dénivelé. Devant nous, une grosse doline boisée, notre guide est visiblement très content que nous soyons là pour explorer ce gouffre appelé Baiyudong : gouffre de la Pluie Blanche. L’entrée ne paye pas de mine, mais elle cache probablement un puits et nous commençons à regretter de n’avoir pris que 45 m de cordes. Il va falloir économiser. Nico commence à descendre dans la doline :  » ça barre tout de suite, il va falloir mettre une corde « . L’équipement d’une traversée en escalade au-dessus du puits est vite réglé par un équipement savoyard, plus loin un arbre idéalement placé servira de premier amarrage. Resté avec le guide au sommet de la doline, j’entends des pierres exploser avec fracas et résonance, la purge du puits est suivie par le chant du tamponnoir, c’est le premier fractionnement.

Tout allait pour le mieux quand soudain une volée de jurons remonte du puits :  » putain, le marteau… « . Le bel outil fait une fugue en emportant avec lui bloqueur et pédale au moment de l’installation du deuxième relais à -20 mètres. Comble de malheur, c’est le seul marteau Petzl de l’expédition, celui que Richard avait absolument voulu prendre dans nos excédents de bagage pour ne pas galérer avec les marteaux chinois. Je rejoins Nico pour lui filer bloqueur et pédale, le passage descendeur-bloqueur sans poignée ni pédale n’est pas décrit dans le manuel. Ce n’est pas facile la spéléologie…

Nico est complètement dégoûté, mais de toute façon nous n’avions pas assez de corde pour descendre au fond de ce puits estimé à une centaine de mètres. Il faudra revenir. Pendant ce temps, les autres ont descendu un puits sur une trentaine de mètres avec cinq passages de nœuds, et exploré une grotte recélant une grande salle de 300 m de long pour 100 mètres de large, l’après-midi aura été riche de découvertes !

Le lendemain, nous revenons à trois dans Baiyudong avec 160 mètres de corde supplémentaire. Robert nous accompagne et cette fois nous ne devrions pas être à court de matériel. Nico me propose d’équiper le puits. C’est à mon tour car son baudrier maison minimaliste ultra léger spécial Margeriaz en double ceinture de sangle n’est pas très confortable pour l’équipement des grandes verticales. Je pars donc lourdement chargé d’un sherpa avec cordes et perforateur.

Une vision hallucinante

Le début du puits est une goulotte, je parviens tant bien que mal à penduler pour placer l’équipement sur le côté en dehors de la trajectoire des pierres qui peuvent partir de la doline. La roche est d’une blancheur remarquable, la lumière pénètre sans difficulté jusqu’en bas, l’ouverture du gouffre est beaucoup plus grande que supposé au départ et le fond du puits est éclairé comme en plein jour. Quelques fractionnements plus tard, je me retrouve sur ce que l’on croyait être le fond du puits à -95 m. Ce que je vois est hallucinant. Le  » fond  » est en fait un maigre palier ébouleux formant un pont entre deux puits gigantesques. Le puits de gauche est un tube ovale de 15 à 20 m de diamètre, la paroi est striée de grandes cannelures verticales qui se perdent vers le bas dans une brume grise irréelle. Le profil en dos d’âne du pont ébouleux ne permet pas de s’approcher suffisamment pour voir le fond du puits qui semble sans fin. Je jette une grosse pierre et je compte mentalement… Neuf secondes plus tard, une faible rumeur remonte du bas. Combien de mètres ? Je ne sais pas. C’est la première fois que j’ai à estimer la profondeur d’un tel tube. Je perds mes repères. Une fois de plus, je pressens qu’il ne faut pas gaspiller de nouilles. L’équipement se poursuit dans le puits de droite qui est moins exposé aux chutes de pierres. Il rejoint le puits principal cinquante mètres plus bas, au niveau d’un palier ébouleux (-143 m). Nico me rejoint rapidement sur le palier. On nettoie le passage en envoyant des gros blocs par le fond. Les cailloux mettent encore sept secondes avant le premier impact. C’est l’euphorie. Le bord du palier ébouleux permet d’atteindre une vire étroite et déversante dans la paroi du tube principal du puits, c’est la première fois que l’on peut voir le puits dans son ensemble, 150 m vers le haut, et une impression de profondeur indéfinie vers le bas.

Tombés sur un monstre !

Il faut absolument économiser la corde pour descendre le plus bas possible, le fractionnement de la vire est équipé directement sans main courante, ce qui nous oblige à faire quelques acrobaties à deux sur la corde qui ne sera plus accessible du palier. La suite se poursuit avec notre dernière corde de 60 m en huit millimètres, deux relais plus loin Nico me donne le Disto-Laser et je descends jusqu’au nœud terminal (-195 m). Le fond est encore très loin, il semble ne jamais se rapprocher, il apparaît gris bleu à travers un voile de brume. Le point Laser du Disto se perd dans les profondeurs, mais en trichant je parviens à lui faire mesurer une distance de 78 mètres sur une paroi. La verticale fait très certainement plus de 300 mètres. Nous remontons en corrigeant l’équipement pour qu’il soit un peu moins  » de pointe « .

Cette fois nous sommes conscients d’être tombé sur un monstre. Les discussions vont bon train, il ne nous reste normalement qu’un seul jour d’exploration avant la fin de l’expédition car nous devons garder plusieurs jours pour présenter les résultats aux autorités de Panxian. Ces délais rajoutent un peu de pression supplémentaire.

Certaines longueurs sont équipées en cordelette de 7 mm. Ce diamètre paraît bien fin dans le vertige de ce puits immense, qu’adviendrait il si ce minuscule goujon lâchait brutalement ? Un beau vol sans doute ? Et on se rassure en se disant que la corde devrait encaisser le choc sans rupture.

Le surlendemain, nous repartons à trois, accompagner de Jean-François, avec 300 m de cordes supplémentaires. C’est un marathon. Nous reprenons la suite de l’équipement. La descente est parfaitement verticale. Les fractionnements sont posés tous les vingt à cinquante mètres pour le confort en fonction des opportunités. De beaux départs sont visibles mais ce n’est pas pour aujourd’hui. Il faut d’abord manger le pain blanc. Mes jambes sont envahies de fourmis. Je profite des trop courts passages aux relais pour me soulager du baudrier. J’entends Nico et Robert qui poursuivent la topographie au-dessus.

Certaines longueurs sont équipées en cordelette de 7 mm. Ce diamètre, nous paraît bien fin dans le vertige de ce puits immense ; qu’adviendrait il si ce minuscule goujon lâchait brutalement, un beau vol sans doute, on se rassure en se disant que la corde devrait encaisser le choc sans rupture. Pour le moment j’ai plus peur d’une panne de batterie ou d’un manque de corde que d’un mauvais amarrage dans cette belle paroi. J’économise donc les goujons en ne doublant pas les fractios. Je continue à descendre, quelques petites pierres vrombissent au ras des oreilles. Si l’on progresse prudemment, le puits est relativement sain. Toutefois, il ne faudrait pas y emmener trop de monde à la fois.

Tout est énorme
Une fois de plus j’arrive à un niveau que je pensais être le fond, en fait il s’agit d’un rétrécissement de la section du puits. Le plancher est incliné à 70° mais permet de rejoindre une petite niche confortable (-315 m) où l’on peut enfin poser les pieds. Devant moi le puits continue de plus belle ! Nous nous regroupons, le temps que je récupère le reste de la corde, et c’est reparti pour la suite. Il commence à faire plus sombre, un petit coup de phare perce les ténèbres : le puits, les départs, tout est énorme. La descente se fait plein vide, puis un palier ridicule au bout d’une goulotte précède un nouvel élargissement (-373 m). Le puits apparaît maintenant bien noir, un coup de phare montre un fond bien plat, c’est sans doute la fin, les grands puits sont toujours colmatés au fond, c’est bien connu. J’équipe ce puits avec notre dernière corde de 100 mètres pour ne pas faire de passage de nœud, mais une fois de plus je me suis fait berner car si le fond est bien plat, le gouffre continue par un autre puits… il faut rééquiper avec un passage de nœud.

Le plancher fait environ six mètres par dix, il est éclairé par un halo bizarre, je lève la tête, incroyable, on voit le jour ! Le report topographique montrera que nous sommes à -424 m, à la base du puits d’entrée !

Depuis la veille, je savais que ce puits allait être parmi les plus grandes verticales de Chine, mais aussi que sa verticalité exceptionnelle allait le classer parmi les plus grandes verticales absolues du monde. C’est-à-dire les puits dans lesquels une longueur d’un seul jet est équipable sans que la corde touche les parois. J’ai eu la chance de descendre il y a trois ans, les deux plus grandes verticales absolues du monde au Mexique, Sotano del Barro (410 m) et Sotano de las Golondrinas (376 m). Je retrouve cette impression d’être perdu dans l’immensité d’un gouffre pendant la descente de ce puits en première. C’est une impression étrange ou l’on voit les parois du puits défiler devant soi sans que le fond du puits paraisse se rapprocher.

Je suis rejoint par Nico et Robert, le marteau de Richard est enfin retrouvé ! L’exploration continue. Les jets de pierres indiquent que le gouffre veut encore nous faire plaisir, un puits de 20 m précède un autre puits de 40 m, un fort courant d’air de 5 à 10 m/s se fait sentir malgré les dimensions du puits, mais le matériel s’épuise et je m’arrête de nouveau en bout de corde à -470 mètres. Il manque cinq mètres pour pouvoir finir le puits en désescalade. Je distingue nettement le puits suivant qui s’évase en redevenant gigantesque. Un jet de pierre indique une profondeur d’environ 80 m, mais rien à faire, je ne peux pas atteindre la lèvre de ce puits dont la profondeur est mesurée à -486 m.

Il ne nous reste quasiment plus rien : deux goujons, trois sangles, quelques mousquetons, plus aucune corde, l’accumulateur fabriqué maison pour le perforateur Hitachi donne des signes de faiblesse après avoir planté plus de vingt goujons. Bref, nous devons une fois encore faire demi-tour avec un arrêt en bout de corde dans ce gouffre. De toute façon cela fait 4 h 30 que nous sommes sous terre et nous devons songer à la remontée pour ne pas arriver trop en retard à la voiture qui doit nous ramener au camp.

Notre ami Robert, anxieux à l’idée de  » jumarder  » toutes ces cordes, remonte en premier. À 58 ans, il en profite également pour découvrir les joies du bloqueur de pied, un puits suffira pour en maîtriser l’usage !

Pendant la remontée, Nico m’annonce les cotes des différents points caractéristiques du puits, je suis étonné d’être à de si grandes profondeurs, mais elles seront confirmées par l’enregistrement de ma montre altimètre. Il me dit aussi qu’il a mesuré la pente de la tache lumineuse visible du fond du puits, elle est située entre les graduations 89° et 90°, cela veut dire que la verticale arrive jusqu’en bas du puits. C’est pour moi une surprise encore plus grande ! Durant la descente, mon attention s’était portée entièrement sur la progression vers le bas du puits et je m’étais persuadé que le plein vide avait été perdu quelque part entre -315 m et -373 m. Ce puits m’avait une fois de plus induit en erreur. Je ne m’étais décalé que d’une dizaine de mètres sans pour autant quitter la zone de verticalité.

La plus grande verticale du monde

De retour au camp, nous sommes attendus par les copains :  » Alors, combien ?  » ; auquel nous répondons par un malicieux  » devine…  » Ce n’est pas tous les jours que l’on annonce le plus grand puits de Chine et la plus grande verticale absolue du monde ! Les spéléos ont généralement un réflexe de rejet pour tout ce qui est  » recordite  » compétition et exploit sportif, mais tout de même les trois records de l’expédition nous font bien plaisir, d’autant que ce bonheur est partagé par les habitants qui voient en nous un moteur pour le développement économique et touristique de leur région.

Ce gouffre nous gâte, pour la troisième fois nous avons été arrêtés en bout de corde sur un manque de matériel. Le quatrième jour doit être consacré au déséquipement, des journalistes nous ont précédés à l’entrée du gouffre et une cinquantaine de personnes vont défiler toute la journée dans ce coin perdu.

Cent cinquante mètres de corde seront quand même emmenés au fond pour poursuivre l’exploration, le gouffre est descendu jusqu’à -560 m, le fond ne recèle aucune suite évidente, mais de très gros départs sont à voir et le courant d’air est prometteur. Zhang, fin connaisseur de la région, estime le potentiel à 1 100 mètres, de quoi nous faire rêver.

Ainsi ma plus belle première est une première qui n’est pas finie, c’est un rêve qui se poursuit dans l’attente d’être à nouveau sur place, et d’en trouver de plus belles encore…

Participants à l’expédition

Jean-Pierre Barbary, Jean Bottazzi, Nicolas Faure, Richard Maire, Laurent Mangel, Sylvain Matricon,
Jean-Luc Moudoud, Jean-François Pernette, Robert Peyron, Carlos Placido, Marc Pouilly, Yves Prunier,
Éric Sanson, Nathalie Vanara.