
après deux ans d’attente, me voilà enfin au bord du Chaudron de l’Enfer ou gouffre des Esprits.
Ces noms donnés lors de l’expédition précédente par Bernard
expliquent assez bien l’impression que nous avait laissée cette cavité
(cf. Spéléo 37).

Depuis la route, la vue est impressionnante : le gouffre est formé au confluent de trois rivières qui se jettent dans un gouffre sans fond. Celui-ci est masqué par un épais brouillard qui laisse deviner l’amorce du plafond d’une grande galerie.
Pour accéder au bord du puits, il faut descendre environ 150 mètres à travers les cultures de maïs. Chaque terrasse, chaque mètre carré est cultivé dans ses moindres recoins. Des petits sentiers permettent de circuler entre les cultures. La seconde partie de la descente s’effectue le long de la rivière, par un sentier assez raide, dans ce qui ressemble à une gorge. L’accès par les autres rivières ne semble pas aussi facile, et il n’y pas de chemin marqué.
Un peu plus loin, nous nous retrouvons au bord de la rivière. C’est là que nous nous préparons à la descente. Le débit de la rivière, qui se perd dans une gorge, bloque toute envie de descente par ce chemin.
Sur la droite, une petite vire et un talus herbeux permettent d’accéder à un promontoire. En général, c’est agenouillés ou couché que nous avançons la tête au-dessus du vide. Le puits a 50 m de diamètre, au minimum, et en face le plafond de la galerie qui semble partir a la même largeur. Probablement, la cavité a été formée par l’effondrement de son plafond. Sur la droite, un pont d’arc, situé 30 mètres plus haut fait rêver à une descente plus aérienne. Malheureusement, l’accès au pont d’arc n’est pas du tout évident et il serait nécessaire d’équiper une vire sur une centaine de mètres. 50 mètres plus bas sous le pont d’arc, la seconde rivière se jette dans le gouffre et se perd dans le brouillard.
L’équipement se fait à la droite du promontoire, depuis le bord d’une falaise. La place est suffisante pour se préparer.
Je sors la perceuse du sac, spécifiquement préparée par Patrick pour cette expédition. Pas trop lourde, elle a été transportée pendant tout le voyage dans son sac de cabine. À force de négociation avec Lufthansa, Shouk (le chef de l’expédition, un autre Patrick) avait obtenu 30 kg de bagages par personne lors du vol vers la Chine, mais dans les vols intérieurs nous étions limités à 20 kg, ce qui nous obligeait à prendre un maximum à la main. Nous étions aussi sûrs que le matériel arriverait en même temps que nous.
Je prépare une sacoche à spits avec une mèche de 8 mm pour la perceuse, en réserve pour le moment où j’aurais épuisé les goujons. La corde se trouve déjà dans un kit, lovée, et prête à être déroulée. Sandrine, a préparé la corde de 200 m, 8 mm en me disant : « Pas de problème, c’est une corde neuve apportée il y a deux ans lors de l’expédition précédente. Elle n’a jamais servi ». De la 8 mm, pour un puits de 200 m, dans un puits sans fond, cela donne à penser. Combien de chutes supportent une corde de 8 mm ? N’avais-je pas lu que les 8 mm n’étaient plus considérées comme des cordes d’équipement ? Bon, allons-y, on verra bien, et puis c’est pour la science, qu’ils disent !
Après une descente de 10 mètres sur le plan incliné, je me trouve au premier fractionnement plein vide. Un arbre va servir de relais, doublé par un amarrage un mètre plus haut. Depuis cet amarrage, une vire étroite au-dessus du vide permet de rejoindre la rivière sous le porche, 20 mètres plus bas. Les Chinois ne se privent pas de l’utiliser. À leur place, j’aurais mis une corde.

Depuis l’arbre, je peux descendre de 10 m sur une vire assez large, qui va me permettre d’atteindre un point d’amarrage plein vide. Je plante quelques goujons, histoire d’être sûr que les amarrages tiennent (quatre amarrages en tête de puits, ça rassure).
Pendant ce temps, Rémy vient de me rejoindre. Il estime le puits à 150 m.
Contrairement à la précédente expédition, cette fois nous pouvons voir le fond du puits. Le brouillard est moins dense, probablement à cause du niveau des rivières beaucoup plus bas en cette saison.
Ça y est, je suis prêt pour la descente. Une vérification du passage de la corde dans le descendeur, une vérification du delta, cela ne coûte rien et ça rassure, le baudrier est bien en place ; ok je saisis la corde, enlève ma clef de blocage. Je commence la descente, chaque fois en soulevant la corde, pour la faire passer dans le descendeur. Juste avant de descendre, je l’avais sortie du kit et déroulée dans le gouffre, me disant que ce serait plus facile. Je vais le regretter plus tard.

Zut, j’ai oublié de débloquer ma longe, et je suis pendu dessus. Rémy prêt à faire des photos, se marre doucement. Heureusement, une petite corniche me permet de me soulever et de débloquer ma longe.
Cette fois, c’est bon, je commence la descente. 10 m plus bas, je m’arrête et regarde Rémy qui veut absolument faire une photo du gouffre avec un personnage pour donner l’échelle. Je lui donne 10 secondes, puis je descends. Je sens mon baudrier, il faudrait que je fractionne pour le mettre en place.
Je descends, doucement, en soulevant la corde. La corde chauffe, je la regarde, 8 mm, c’est petit. À quelle température fond-elle ? 8 mm, c’est petit. Combien de mm d’épaisseur a la gaine ? Oublions ces pensées et concentrons-nous sur la descente.
Je regarde le fond, enfin ce que j’aperçois du fond. Malheureusement, je n’arriverai pas directement au fond. Il faudra encore fractionner.
Après 100 m, je prends pied sur un talus herbeux très incliné. Je profite pour remettre en place mon baudrier. Puis je cherche l’extrémité de la corde, fais une poupée avec, et jette le tout dans la pente.
Je continue à descendre, cherchant une paroi verticale et de la roche solide. Je constate sur ma droite des traces d’écoulements d’eau, je me décide pour une légère fissure sur la gauche. Je plante un goujon, installe le fractionnement et descends une dizaine de mètres plus bas. Les fractionnements se succèdent, pas très espacés, mais nécessaires pour éviter les frottements.

Zut la corde se perd dans une fissure. Je tente un pendule pour aller voir et tenter de la récupérer. Je manque de liberté et finis par me tirer sur la corde coincée, jusqu’à arriver au-dessus de la fissure. Me tenant d’une main, je sors la corde de l’autre main, mètre par mètre. Enfin, je peux lancer l’extrémité dans la pente. La technique de la corde lovée dans un kit a quand même du bon, je ne l’oublierai pas.
La descente continue, 5 m, 3 m, 2 m, 1 m : je suis arrivé sur une petite terrasse, quelques mètres au-dessus du fond.
Je me désencorde, fais une poupée avec l’extrémité de la corde et descends quelques mètres pour atteindre le fond de la cavité. Tout le fond est occupé par des rochers, assez petits. Le lit des rivières est très marqué, et à certains endroits il y a des murs de pierres de 8 m de hauteur.
La cavité se continue en aval et en amont : le rêve de tout spéléo.
Je regrette mon matériel topographique : explorer et dessiner la cavité sont deux activités indissociables de la découverte.
C’est David qui fait les dessins, pressé par Bernard, qui ne rêve que de premières. Je les entends dans le puits, en train de crier des informations.
Je me couche sur le sol, et je regarde le ciel, à travers ce gouffre démesuré. Quel magnifique endroit pour rêver aux esprits.