Extrait de spéléo Magazine n°52

Tout comme Narcisse, Frédéric Poggia regarde son reflet dans le miroir des eaux.
On s’interroge sur ce dialogue entre l’homme et l’image. Même à l’extérieur, dans la vie sociale, son regard comme deux billes semble nous entraîner vers des profondeurs où peu d’entre nous vont.
Aller au-delà, se faire mal pour connaître l’après, se retrouver avec son ego comme seul recours…

Par Alain Doucé

La plongée est source de régénération,
elle permet de descendre à l’intérieur de soi…

En arrivant au siphon, le porteur de bouteille pose son fardeau ingrat et observe. Il voit cet homme, déjà loin, se préparer doucement, méticuleusement. Le temps s’étire. Frédo quitte son enveloppe terrestre pour se retrouver quasiment nu dans la fraîcheur de la grotte, ses innombrables accessoires éparpillés méthodiquement autour de lui.

L’homme devient poisson. Écaille après écaille, s’empilent volume constant, bouteilles, détendeurs, casque, lumières, ordinateur de plongée, fil d’Ariane… Plus d’une heure passe. Un geste de la main et le miroir se brise. Là-dessous la lumière s’éloigne. Le porteur patiente, discute, tue le temps et cherche à se réchauffer en jetant mi-inquiet, mi-envieux, un œil vers « l’eau delà ».

La lumière revient. Une bulle d’homme perce délicieusement la surface dans l’autre sens. Les questions fusent vers ce nouveau-né étonné du monde qu’il (re) découvre, où la pesanteur rend son équipement bien lourd. Qu’a-t-il contemplé ? Un autre siphon, un obstacle, un manque d’air, une frustration, de ne pouvoir aller plus loin, une jonction ; lui ?

« La plongée est source de régénération, elle permet de descendre à l’intérieur de soi » écrit-il.

Passion

Si les origines de la passion de notre Grenoblois pour la spéléo sont diffuses, elles semblent remonter très loin, d’un inconscient aux contours à peine visibles. Petit déjà, il est attiré par tout ce qui a un aspect souterrain, comme les tunnels routiers. Il est fasciné par cette dualité jour/nuit ; il rêve d’aller voir de l’autre côté. Vers 12, 13 ans, avec un ami, il effectue quelques sorties sans rien connaître du milieu. Il se rend au premier puits des cuves de Sassenage, promène ses éclairages du côté des sources du Guiers Vif. La forme des galeries, l’évolution de son corps dans ce milieu le prend. Il devine la passion grandir au fond de lui.

En 1973, à 17 ans, Frédo s’inscrit au Spéléo-Grenoble du CAF au côté de Baudouin Lismonde. Le défi, l’engagement, et surtout le besoin d’aller voir l’inconnu, le poussent très vite vers la spéléologie sportive, vers l’exploration. Un engagement que ses parents ne comprennent pas. Il aurait pu faire de la haute montagne, à la philosophie et au dépaysement similaire, mais c’est le monde souterrain qui l’engloutit totalement. Sa vie s’organise entre le côté organisé, planifié, sécurisé de la vie de tous les jours, et « l’anarchie » qui se trouve du côté des ténèbres. « On ne sait pas où l’on va, ce que l’on va trouver, on est hors du temps, dans un univers non maîtrisé, non planifié. »

Challenges

Mais attention, notre homme, inscrit au Quid depuis 1987, fait la différence entre courir des risques et prendre des risques. « Pour perdurer, pour faire des explorations, il faut être rigoureux, s’entraîner, se préparer ». En 1975, Frédo participe à la première traversée du réseau de la Pierre Saint-Martin. À cette occasion Michel Luquet tourna le film « 30 heures pour réussir » qui a reçu le prix du film sportif lors du premier Festival international du film de spéléologie à la Chapelle-en-Vercors.

L’envie de challenge lui fait enchaîner cette même traversée intégrale, mais… en solitaire, tout équiper et déséquiper en 51 heures, pour un dénivelé total de 1 322 mètres. Le défi toujours.

Pendant les premières années de ses voyages souterrains, c’est surtout les grandes verticales qui attirent notre homme. En 1978, alors que depuis 20 ans les clubs spéléo se cassent les dents sur la cascade de 100 mètres du Gouffre du Marboré (au-dessus du cirque de Gavarnie), Frédéric Poggia franchit l’obstacle avec Jean-Claude Dobrilla. Une réussite due, entre autre, à l’utilisation d’une cagoule sur leur pontonnière. Une évolution technique, maintenant commercialisée, sous le nom de… cagoule Marboré. Mais le mauvais temps arrive, et avec lui la crue. Une partie de leurs vivres et de leur équipement est emportée par l’eau. Ils mettent trois jours avant de pouvoir ressortir du gouffre.

Les difficultés ne sont pas terminées. La neige tombe, la tempête a enseveli leurs chaussures et matériel de surface. Les CRS basés à Gavarnie ne peuvent les aider. Deux jours durant, ils vont affronter, en bottes, les pieds gelés, les congères, les vires, ouvrant la trace tour à tour, parfois à plat ventre. Ils sont à bout. La nuit tombe sur un nouveau jour blanc. Lors d’une éclaircie rapide, avant la fin du jour, ils entrevoient sur le vallon opposé une bergerie. Ils y passeront la nuit, récupérant quelque peu. Pour Frédo, c’est grâce au sens de la montagne, ainsi qu’au physique et au mental de Jean-Claude qu’ils s’en sont sortis.

Cette expérience, avec celle qu’il vivra un an plus tard en tutoyant une nouvelle fois la mort (on y reviendra) fait partie de ses souvenirs incontournables. Elle est fondatrice de son approche souterraine et montagnarde. « Si j’ai continué [la spéléo] c’est peut-être grâce à ça, à ces expériences qui vont très loin dans la survie. C’est grâce à la chance aussi qu’on en est revenu. »

Si Frédéric Poggia débute réellement la spéléo à 17 ans, très vite il est frustré de devoir mettre fin à ses explorations pour cause de verrou aquatique. En 1976, il se jette à l’eau. Il a 20 ans. La pratique est nouvelle. Quelques années avant ses débuts, les plongeurs partaient encore encordés depuis la surface, sans manomètre, avec un seul détendeur. La discipline évolue très vite. Le fil d’Ariane arrive, le nombre de détendeurs est doublé pour la sécurité, les volumes constants (combinaisons étanches) permettent de rester des heures dans l’eau sans craindre le froid, les ordinateurs, les mélanges, les recycleurs d’air sont autant d’avancées pour plus de sécurité et de confort, pour pousser plus loin encore les limites de la plongée souterraine.

Néanmoins pour notre spéléo-plongeur, la plus grande évolution se situe au niveau des éclairages. Aux Aquaflashs d’il y a 20 ou 30 ans ont succédé les phares avec batteries à accus. Aujourd’hui les LED permettent de percer encore plus de mystères que durant la décennie précédente.

Frédo aime être sous terre, mais c’est dans l’eau qu’il donne toute sa dimension : « Le fait d’aller dans une caverne est transcendant, mais quand on franchit le miroir de l’eau il y a quelque chose d’assez incroyable qui se passe. On est dans un monde différent, on est envahi par l’eau, tous les sens s’éveillent, sont décuplés. On est dans un monde fascinant, irréel. Le fait de passer le miroir de la surface déclenche quelque chose en soi. Si les cavités invitent au narcissisme, le fait de rentrer dans l’eau est encore plus fort. On est en apesanteur avec trois dimensions au lieu de deux, on perd nos repères ».

Depuis ses débuts, Frédo a réalisé plus de cinq cents plongées, dont au moins une cinquantaine dans des gouffres dépassant les –200 mètres. Citons pour exemple le gouffre Berger, le gouffre du Marco Polo, ou encore le Trou Souffleur d’Albion, dans le Vaucluse. Un de ses plus grands souvenirs se situe dans les Pyrénées, au gouffre de Bourrugue (B3), où post-siphon, à –300 m, il réalise en solitaire une exploration jusqu’à –745 mètres, soit quatre kilomètres de première en 14 heures…

Si les grandes verticales l’ont surtout fasciné les dix premières années de sa pratique, c’est l’eau qui le ramène aujourd’hui à l’enfance. Dès qu’un filet court quelque part il ne peut s’empêcher de le remonter, d’aller mouiller ses bottes dans son lit. « Dans un cours d’eau, petit ou grand, même un affluent, je suis comme un gamin ».

Ne lui parlez pas de la mer. Plonger dans ce truc, pas fou ? ! ? On s’y emmerde ferme, et en plus « en mer, on risque de se noyer » lance-t-il en guise de boutade. Ses propos sarcastiques sur les plongeurs en mer lui ont même valu quelques reproches suite à l’un de ses films « Les bulles de la nuit ». Bref, que ce soit en plongées profondes, en expéditions à l’étranger (Nouvelle-Guinée, Crête, Portugal…), ou au fond de grands gouffres, Monsieur Poggia s’est fait un nom incontournable dans le milieu spéléo. Un milieu qui ne compte en France qu’entre 2 à 300 plongeurs. Un milieu si restreint que les plongées se font souvent seul.

De toute façon, même à plusieurs, sous l’eau, l’homme est seul. « Tous les plongeurs souterrains ont conscience d’être seuls. En cas de pépin, on ne peut s’en sortir que par nous-mêmes. Il y a une très grande conscience collective du milieu des plongeurs, où face au danger, même à plusieurs, on est seul. C’est dans notre culture de nous débrouiller seul avec nos sécurités. Parfois, plonger à plusieurs peut être plus dangereux… Pourtant, j’ai une histoire qui prouve le contraire… ».

Reste 15 minutes à vivre…

À ses débuts en plongée, Frédéric a pour modèle et professeur le plongeur de grand renom Bertrand Léger. Le 31 décembre 1979, ce dernier va lui sauver la vie à la source de la Barnarde. Le bouchon aquatique mesure 400 mètres de long pour –30 mètres de profondeur. Alors que Frédo se trouve à 150 mètres de l’entrée, les valves de son volume constant, trop grand pour lui, se bloquent et l’air commence à envahir ses pieds. Tel un ballon de baudruche, l’élève se retrouve remonté par les pieds au plafond, bloqué dans la diaclase. Dans l’action, il perd palmes, ficelle, et ses bouteilles relais. Il coupe le bout de son volume au niveau des pieds pour en faire sortir l’air, mais devenu trop lourd il retombe au fond de la galerie. Où est l’amont, l’aval ???

Collé au plancher il a de moins en moins d’air. « Je savais qu’il me restait 10 à 15 minutes à vivre, mais je n’ai pas paniqué. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis dit que je m’en sortirais. Si Bertrand me retrouvait tant mieux, sinon tant pis… ». Bertrand qui le cherche depuis une demi-heure le retrouve enfin grâce à sa lumière. Il le ramène à la sortie sans paliers, leurs bouteilles complètement vides. La nuit suivante, Frédo fait des cauchemars, il veut tout arrêter. Six jours plus tard Bertrand Léger le conduit au même endroit.

« Il m’a ramené dans l’eau, il m’a pratiquement pris par la main, et on a pratiquement tout retrouvé sauf une bouteille que des Belges ont retrouvée des années après. Là, six jours après, à l’endroit même où j’avais failli mourir, tout allait bien et j’ai continué à plonger. »

Avec son aventure au gouffre du Marboré un an plus tôt, cette plongée a marqué notre homme qui, lors de sorties engagées se remémore ces deux événements : « Je me dis quelque part, quand on a vécu ces évènements, il ne peut pratiquement plus rien nous arriver. On s’en est sorti… inch allah! »

Eau secours !

N’allez pas croire que Frédo est un casse-cou, un inconscient. Le simple fait qu’il soit toujours en vie prouve le contraire. Il est passionné. Et pour lui, la passion est la première garantie, le premier moteur de l’activité. C’est elle qui permet de franchir les barrières. Sous l’eau, dans les siphons, le danger est permanent. Il faut toujours anticiper. Pour bien anticiper il faut être passionné. Bien sûr cette exaltation peut amener à l’excès, mais à partir du moment où on rêve d’y retourner on tient à la vie. Bien sûr, il faut du sang-froid.

De 1994 à 2001 Frédéric Poggia est conseiller technique national au Spéléo Secours. Son analyse est amère. Pour lui, si la seule fédération sportive à avoir ses propres secours est celle de spéléologie, ce n’est pas pour rien. Tous les spéléos sont préparés à secourir l’autre avec l’idée qu’un jour se pourrait être soi. Malheureusement, les corps constitués veulent être en avant devant les médias, toujours (trop) nombreux lors des secours spéléo. Alors qu’ils n’ont pas forcément l’aptitude à s’engager. « Sur les grands sauvetages c’est encore à nous d’y aller. Mais de plus en plus, ils veulent récupérer ces secours ». En ce qui concerne les accidents en plongée le constat est le même avec un facteur temps encore plus déterminant. « Il faut faire les bons choix, les décisions ne sont pas toujours faciles à prendre mais elles doivent être prises de façon beaucoup plus rapide. Il faut s’adapter beaucoup plus vite en secours de plongée. Il y a des exemples où les décisions n’ont pas été prises à temps, et où, malheureusement, des plongeurs sont morts ».

Frédo parle en connaissance de cause. Le « sur-accident », il connaît. Lors d’un secours, un pompier meurt et sa famille porte plainte. Frédo se retrouve témoin assisté, avec ceux qui ont participé au sauvetage d’un plongeur, décédé lui aussi. Il en garde un goût amer dans la bouche. Non pas à cause de la famille qui cherche à comprendre, ce qu’il accepte ; mais : « ce qui m’a fait du mal ce sont les donneurs de leçons, les bien pensants, certains plongeurs de notre crémerie qui ont craché dans la soupe, qui ont dit, voire écrit des choses sur ma personne… » Il regrette que le manque de moyens de la fédération n’ait pas permis plus de solidarité. « Cela laisse forcément des traces. Suite à ça, j’ai arrêté [comme conseiller technique national au Spéléo Secours]. Place aux jeunes ».

Il regrette aussi la trop grande dualité entre la Fédération française d’études et des sports sous-marins et la Fédération française de spéléologie. Les fondements restent à construire. Pour l’instant, on ne déplore aucun accident en plongée engagée, mais le jour où cela arrivera, il faudra avoir trouvé des solutions pour travailler ensemble.

Eau suivant

Mais voilà, ma réserve de mots diminue fortement. Ma plongée dans le siphon Frédo doit s’arrêter là, malgré les nombreuses suites que je devine, je n’ai pas encore été voir le passage du savoir, qu’il me dit bouché par un manque de pédagogie important. Le laminoir de l’entraînement est paraît-il, de plus en plus important, à mesure que les années passent (il a toujours dans sa voiture de quoi faire des cross en montagne pour se préparer à ses sorties. Il fait le chemin du Pas de Fer, à Crolles, en 40 minutes pour 680 mètres de dénivelé).

Il faudrait que j’aille éclairer le puits de sa culpabilité, qu’il a encombré de centaines de porteurs, « qui font le travail ingrat » : nous dit-il, de transporter son matériel alors qu’il est le seul à plonger… Égoïstement.

Après quelques paliers pour revenir à la surface de ce portrait de Frédo je repense à ce bientôt cinquantenaire, dont plus de 30 ans à arpenter les sous-sols. Sa passion est toujours aussi forte, ses rêves de nouvelles plongées, toujours présents, et lorsqu’il ne pourra plus descendre au fond des gouffres pour atteindre les siphons, il fera des plongées au mélange jusqu’à plus soif, jusqu’à se connaître… Enfin