
Extrait de Spéléo Magazine n°53
Jean-Claude Frachon nous a quittés ce 26 octobre à l’âge de soixante et un ans. Il n’est pas d’usage, dans les colonnes de Spéléo, de rendre hommage à un spéléo disparu. Mais, cette fois-ci, la stature du personnage l’exige : Jean-Claude est probablement le spéléologue français le plus complet et le plus important de sa génération. Ce sont quarante années de sa vie qu’il a consacrées au bénévolat associatif dans le cadre fédéral, durant lesquelles il a en particulier encadré ou dirigé quatre-vingt stages de tous niveaux ! Ses qualités éminentes l’ont conduit à la direction les deux plus importantes commissions fédérales : l’EFS de 1976 à 1979, et le SSF de 1988 à 1992. Mais il fut aussi un des pionniers de la plongée souterraine et a dirigé la commission correspondante de 1973 à 1977. Âme de la spéléologie franc-comtoise, il fut président de club, président-fondateur du CDS du Jura, président de la Ligue de Franche-Comté. L’Union internationale de spéléologie lui a confié la direction de son département Enseignement.
Ses activités de terrain étaient à la hauteur de ses charges administratives : fin technicien, amoureux passionné de l’exploration, il découvrit ou prolongea d’innombrables cavités, exondées aussi bien que noyées. Six cent publications, dont une thèse de géographie physique qui fait toujours autorité, témoignent de la fécondité de son œuvre et de son engagement scientifique. Il a vécu plusieurs vies en une seule ! Deux des très nombreux amis qu’il cotoya durant sa carrière éclairent la personnalité de cet homme exceptionnel.
La Rédaction
Il était une fois…
Jean-Claude Frachon, La Frach’
Par Jacques MICHEL
Comment raconter ce personnage charismatique, aux compétences multiples, à la culture démesurée, à la mémoire prodigieuse, au coup de gueule cinglant ?
Je n’ose me risquer à entreprendre un tel récit, de peur de trop en oublier. Je me contenterai de quelques souvenirs.
Nous partagions le même goût pour quelques vieilles bouteilles de Savagnin, pour quelques créatures de rêves, pour quelques siphons, quelques gouffres, quelques vieux livres, et pour des soirées trop courtes passées à refaire la Fédération, le Spéléo-secours, l’École française de spéléo, et même le monde…
Comment oublier ce retour en voiture d’un Comité directeur, durant lequel je l’ai convaincu de m’aider à poursuivre l’action de Pierrot Rias à la présidence du SSF ? À l’époque, ma tête était inscrite dans une cible au-dessus de son bureau, et il me maudissait chaque jour d’avoir accepté cette charge. Je dois bien reconnaître que c’était lui qui faisait l’essentiel du travail. Circonstance aggravante, il perdait une partie de son temps à tenter de me joindre, via d’inconfortables cabines téléphoniques, chez mes clients, chez ma femme, ou chez mes ex…
Je vous parle d’un temps… où nous pensions mettre un fax à la disposition des Conseillers Techniques Nationaux, et pourquoi pas un photocopieur chez lui ! Le téléphone mobile, la messagerie électronique et l’ordinateur portable n’existaient pas, même dans nos rêves.
Combien de kilomètres avons nous parcourus ensemble, en imaginant un SSF idéal, sur un fond musical tissé par Jonas, Brel ou Barbara ? Ou bien en écoutant Desproges, dont le cancer avait déjà squattérisé les poumons ?
Comment oublier cette intervention en Pologne, sur fond de neige, de miradors, de chars russes à Cracovie et de Vopos omniprésents, où nous avons bataillé dans une ambiance tendue pour sortir en moins d’une heure un plongeur que tout le monde cherchait depuis un mois, et que les radiesthésistes locaux croyaient vivant, bien à l’abri dans une cloche d’air…
Que de souvenirs aussi de cette opération au Maroc ! Après un voyage aérien mouvementé, où il m’avait fait croire qu’il prenait les commandes de la vieille Caravelle qui nous transportait, nous avons emprunté un hélicoptère toussotant de la gendarmerie royale, puis une série de 4×4, franchi des oueds inondés, et finalement plongé pour ressortir sept marocains, qu’il fallut forcer quelque peu à franchir la zone noyée…
Je conserve précieusement les courriers de la Frach’. Par exemple celui où il m’insulte pour l’avoir abandonné à la direction du SSF, tout en comprenant malgré tout ma situation. L’humaniste qu’il était me pardonnait déjà… Je garde aussi sur mon bureau des photos d’un pompage commun à la Douix de Châtillon, et de ses retrouvailles mémorables avec le Docteur Castin, pour qui il cultivait un peu d’aigreur, mais qu’il appréciait pour ses vieux crus !
Comment oublier que, faute d’avoir pu être instituteur parce que trop diplômé, il se rattrapait en donnant “des coups de mains” dans la petite école de Colonne, son village, où chacun l’appréciait. La dernière fois que nous nous sommes vus, il projetait de ranger sa bibliothèque dont il avait probablement tout lu et tout assimilé, mais qui lui semblait quelque peu en désordre…
Aujourd’hui, si j’étais le Bon Dieu, je crois bien que je ne serais pas fier, et que j’aurais même des remords…
Benjamin C
Ma Frach’
Par Georges MARBACH
Nous l’avons porté en terre.
Nous avons refait ces gestes dérisoires : passage du goupillon, bouquets de mots, fleurs jetées sur cette bière qui, dernière frachonnade, refusa obstinément d’entrer dans le caveau. Enfin, nous avons bu, non pour oublier, mais pour nous souvenir ; et nous avons échangé des rires mêlés de larmes furtives, essuyées sans honte.
Ces rites sans âge ont, comme chaque fois, fonctionné : la boule que nous avions, là, au fond de nous, s’est dénouée. Nous avons, au fil de ces heures suspendues, fait notre deuil. Chacun s’en est allé rasséréné, poursuivre son chemin ; et les mots, qui refusaient de sortir, sont revenus.
Première rencontre
J’ai connu Jean-Claude en 1963 en Haute-Saône, à la résurgence du Cul-de-Vaux, au hasard d’une invitation où Bruno Dressler, heureux possesseur d’une 2 CV, m’avait conduit depuis Paris. Très vite, nous nous avions eu conscience de nous retrouver au milieu d’un règlement de compte tordu entre Francs Comtois. C’était l’époque des “prises de date” dans Spelunca, qui permettaient à des clubs de quasi retraités de s’arroger des droits exclusifs sur une cavité, pour ne l’explorer ensuite qu’à dose homéopathique.
Le Cul-de-Vaux était verrouillé par la bande à Nuffer, et le luxe des installations extérieures, avec abri, table, bancs et autres patères disait bien que ces gens-là passaient plus de temps hors de la grotte que dedans, où une terrible cascade repoussait censément tous leurs assauts. La bande à Frachon avait décidé de changer ça, et nous nous retrouvions enrôlés par hasard dans une explo pirate, mais où le fumet de la première avait vite éteint de possibles remords. La cascade avait été avalée en une bouchée, et la rivière torchée jusqu’au siphon amont, les narines au ras de l’eau, qui à l’époque, était encore claire.
Au retour, les choses prirent un tour franchement picaresque, avec déséquipement en règle du matériel en place, puis dans un entrain joyeux, réduction des commodités extérieures à l’état de ruines fumantes. Nous, les Parisiens bien élevés, regardions les yeux ronds ce déchaînement de violence où s’entrecroisaient des vociférations, des éclats de bois et des éclats de rire. Des Huns n’auraient pas fait mieux ; mais c’est un fait que la fin des prises de date en fut précipitée, et, d’ailleurs, il y a prescription.
Un Janus
Surnageait de cette épopée destructrice l’image d’un garçon doué d’une énergie certaine et d’une répartie incisive, mais pas franchement fréquentable ; lorsque, l’année suivante, en 1964, j’avais retrouvé mon Frachon au stage initiateur de Chalain. J’étais stagiaire et lui cadre, nous avions tous les deux vingt ans.
L’ambiance était tout différente et j’eus l’occasion de découvrir l’autre face de ce Janus : le spéléo véloce à l’esprit rapide disposait aussi d’une remarquable culture générale et scientifique. C’est à Chalain qu’a vraiment débuté notre amitié. En dehors des activités du stage, son côté potache ressortait bien vite et sa gouaille prenait le dessus : le gaillard savait s’amuser, et le fréquenter n’était pas triste. J’étais séduit. Il nous avait entraînés à deux ou trois dans la première traversée Menouille-Cerdon. Une fois dans la sinistre bassine où il faut s’immerger pour franchir l’étroiture siphonnante, il avait déclaré sobrement : “Pour réchauffer la flotte, pissons dedans”.
Engagements
Ce n’est que plusieurs années plus tard, en 1970, que nous nous sommes retrouvés pour encadrer le stage moniteur à Font d’Urle. Puis l’EFS nous a pris. Nous nous sommes alors vus très régulièrement, au Conseil fédéral ou dans les réunions de la commission, tout au long de ces années où, après que Michel Letrône m’ait confié la direction de l’EFS, il fallait monter une nouvelle organisation, avec une double filière technique et pédagogique. Son esprit d’analyse était sans égal ; de plus, il parlait bien, et sa force de persuasion était grande. Le contredire était toujours un quitte ou double.
Nous avions la même stratégie mais souvent une vue tactique différente : lui préférait démolir avant de rebâtir, descendre ses adversaires en flammes pour nettoyer le terrain, quand je privilégiais une évolution plus consensuelle. Sa méthode était plus efficace en terme de rapidité de résultats, mais il y avait parfois des dégâts collatéraux.
À la FFS, la commission secours était en pleine mutation, et nous y militions activement.
Que de joutes oratoires passionnantes, avec un tel bretteur !
Lorsqu’en 1976 mon activité croissante de fabricant de matériel m’a paru incompatible avec des responsabilités fédérales, je n’ai vu que lui comme successeur possible. Et il a pris en main l’EFS, jusqu’en 1979. Lui a continué une vie fédérale riche, aussi bien au niveau local que national, puis international. Qui ne le sait ?
Ces activités débordantes ne l’empêchaient pas de mener sa vie d’explorateur, accumulant les découvertes, se jetant à fond dans la plongée qui se structurait et dont il fut l’un des principaux acteurs. Il fut appelé successivement à la direction de cette commission, puis à celle des secours, où son impulsion fut décisive. Il mena là d’autres combats, contre l’immobilisme, contre la médiocrité, et aussi contre “les rouges”, dont ce fils de pompier resta pourtant l’adversaire acharné.
S’il aima plus que tout sa chère Franche-Comté, il avait sévi aussi dans le Massif d’Arbas, où l’avait conduit son service militaire, et surtout au réseau de la Dent de Crolles. La belle aura eu comme amants successifs Chevalier, Petzl, Letrône et Frachon, excusez du peu !
Déconneur de première
L’énorme masse du travail qu’il effectuait ne l’empêchait pas de vivre encore à cent à l’heure et de rester un déconneur de première force. Il était toujours souriant, sinon hilare, animé d’une incroyable force vitale et d’une constante envie de s’amuser. Être à sa table était l’assurance de réussir une joyeuse soirée, et les réjouissances commençaient dès l’apéro, à coup de “Capitaine Paf”. Il y avait parfois des risques à le côtoyer : au repas du congrès de Grasse, alors qu’Hervé Tainton tentait de tenir les convives malgré le retard du traiteur, la Frach’ excitait les Francs-Comtois contre les Rhône-Alpins, dirigeant les tirs d’aïoli et de verres d’eau jusqu’à l’anarchie finale qui ne se termina que par l’évacuation de la salle.
Ce n’était pas un tendre. Son culot monstre le poussait toujours aux limites et il n’hésitait jamais à déclencher le chahut, ni à mettre à mort en public un adversaire qu’il méprisait. Il avait sa cour et ses souffre-douleur.
Au fil du temps, nous nous sommes constamment revus, toujours avec le même plaisir ; il y avait alors toujours un moment où la conversation dérapait, sur un sujet grave ou futile, et où nous prenions par principe des partis opposés, même s’ils étaient intenables, pour le simple bonheur d’échanger des arguments, de rompre des lances. Il m’appelait dans ces moments là : “l’épicier” et moi : “le rat d’égout”… Les hostilités cessaient lorsqu’il me disait : “Quoi qu’il en soit, j’ai un dossier sur toi. Il y a tout, même ce que tu as oublié. Si je publie, tu es cuit !”.
Et moi, je lui rappelais sa “galère”, en souvenir de la réunion de conciliation de Marseille, en janvier 1974, lors de la première guerre entre la FFS et l’EFS. Une entrevue convoquée astucieusement par le président Propos dans sa ville, en un lieu inconnu, le Vieil Arsenal des Galères. Lâché pour une fois par son bon sens habituel, Jean-Claude n’avait pas trouvé l’adresse, errant dans la ville deux jours pour finir par arriver après la bataille, furieux de n’avoir pu lancer dans le débat les grenades dégoupillées qui lui étaient coutumières.
Ces dernières années, des soucis de santé l’avait éloigné du terrain. Il s’était donc investi à fond dans l’informatique, qu’il mettait évidemment au service de sa passion souterraine. “Quelle bénédiction que l’ordinateur”, m’écrivait-il, “qui me permet depuis mon petit coin du Jura de rester en contact étroit avec tout le milieu spéléo”.
Notre dernière rencontre date de la soirée “spéléoulipologie” il y a deux ans à Lyon. Comme en 1964, mais avec trente-neuf ans de plus, nous étions dans la même situation : lui au jury et moi candidat ! Il m’avait présenté la craquante Isabelle, et la soirée à la brasserie Georges avait duré fort tard.
Une stature hors du commun
Jean-Claude était capable d’exploser en colères homériques, comme de se faire bénédictin pour enrichir et compiler dans le silence de son bureau les fiches des cavités du Jura.
Une vie ne suffit pas pour faire le tour d’un tel homme, dont j’ai encore découvert le jour de sa mise en terre de nouvelles facettes, des talents cachés, des solidarités insoupçonnées.
La Frach’, quelle stature : féru de régionalisme, spéléo complet, amateur de femmes, bibliophile reconnu, débatteur passionné et passionnant, personnage extraverti mais secret, goûtant bon vin et bonne chère ; et encore meneur d’hommes, amateur de poésie, tribun ; tour à tour bâtisseur et destructeur, charmeur et carnassier, grande gueule et grand cœur, amoureux de la vie jusqu’à l’excès…
Jusqu’à ce jour funeste où ton coeur t’a lâché, après une alerte l’été dernier. Tu as tout réussi, même ta mort, faisant un dernier bras d’honneur au naufrage de la vieillesse.
Mais quel vide tu nous laisses ! Nous n’aurons plus le bénéfice de la truculence de tes sorties, des ressources de ta vaste culture, du chatoiement de ton esprit.
Ce disant, c’est évidemment sur nous que nous pleurons, avec notre égoïsme ordinaire. C’est à nous qu’il manque, et c’est nous qui nous sentons une nouvelle fois frôlés par l’aile de la mort. Si, comme le disait Montaigne, “philosopher, c’est apprendre à mourir”, quel chemin avons-nous encore à parcourir avant d’apprivoiser la Camarde !
En apprenant la mort de Jean-Claude, et le premier vertige passé, toutes ces complicités, ces batailles, ce compagnonnage, tout cela m’a submergé ; et j’ai pensé aux dernières paroles des Quat’z’arts de Brassens, qui sonnent comme un avertissement : oui, “les vrais enterrements viennent de commencer”.
Le lendemain, me revenaient en boomerang quelques lignes de la main de Jean-Claude, à propos d’une anecdote qu’il avait évoquée incidemment sur la liste internet spéléo, deux semaines avant sa mort : il s’était retrouvé une fois, par le plus grand des hasards, invité par l’une de ses connaissances à une soirée chez Brassens. Et voici qu’un co-listier lui avait demandé, d’en dire plus. Jean-Claude lui avait fait une réponse lapidaire bien dans sa manière :
“Si tu avais été présent à ma place, ce jour-là, tu aurais été timide comme un gamin, ému comme une pucelle, saoul comme un cochon (comme tous les gens présents), et comblé d’entendre Brassens te chanter “l’Auvergnat” en remplaçant “l’Auvergnat” par “le grotteux”…”
Alors je me représente la scène.
J’imagine ces deux libres penseurs face à face. La voix du grand Georges. Et ces paroles, si connues, mais qui prennent maintenant une résonance poignante :
“Toi le grotteux, quand tu mourras,
Quand le croque-mort t’emportera,
Qu’il te conduise à travers ciel
Au Père Éternel”.
C’est seulement 6 ans après son décès, qu’à bientôt 18 ans, moi Florent Lafosse, fils de Pascale Lafosse, ou « Lara », filleul du « Frach », je découvre tous ces écrits sur lui. Et c’est avec un grand plaisir, ridicule à coté de la fierté que j’ai d’être son filleul, que je lis tous vos témoignage qui me font sourire, non pas sans une larme à l’œil, dont je ne me cache pas. Alors un simple merci à vous pour me faire (re)découvrir celui qui s’est tant occupé de moi lorsque je j’étais enfant, celui qui m’a lâché trop tôt dans ce monde de fou. J’aurais aimé pouvoir parler plus avec lui, toujours plus.
Je n’oublierai jamais un homme comme toi, mon parrain.
Florent L.
Merci à vous pour ces 2 beaux textes