
Une racine ça s’accroche à la terre, ça puise sa force dans le sous-sol pour se désaltérer, se nourrir. Une racine ça reste discret, on ne la voit pas mais sans elle, le reste meurt. Une racine ça creuse son trou, et hors du sol, ça ressemble étrangement à une topographie en trois dimensions, avec ses puits, ses conduites forcées, ses étroitures. Michel Chabaud est un peu cette racine. Sensible, sa voix vibre lorsqu’il parle de son Ardèche souterraine, de ses garrigues. Sa voix se durcit quand il évoque les safaris souterrains, les richesses minérales perdues. Michel est épris de ses cailloux et de leurs histoires. Il a du mal parfois pour contenir un trop plein d’émotion. Sous les vieux chênes tentaculaires de Païolive, il aime rendre justice à cette spéléologie qui lui a procuré tant de joies et de méditations.
Par Alain Doucé
Michel Chabaud est né en 1943, à dix kilomètres de la Cocalière, sur la limite entre garrigues et Cévennes cristallines, entre les lapiaz et les mines de charbon. Son père, géomètre dans ces mines, l’amène parfois visiter les galeries aux veines noires.
Son enfance se passe à arpenter la garrigue, à croiser des dolmens, à regarder sortir les “Gueules noires” des entrailles de la terre, prêts pour certains d’entre eux à rejoindre leurs quelques vignes ou oliviers entre les pierres blanches. L’instituteur conduit parfois sa classe en « plein air » au porche de la goule de Sauvas. Premières sensations, premières interrogations dans la fraîcheur de ce grand porche noir ?
À dix ans, en sixième, un nouveau clin d’œil du destin rapproche notre homme de sa passion des cavernes. Chaque fin d’année était alors marquée par la cérémonie de la distribution des prix (français, mathématiques, histoire…) sous forme de livres. Il repart avec un exemplaire de l’ouvrage d’Haroun Tazieff sous le bras : Le gouffre de la Pierre-Saint-Martin. Un livre toujours en bonne place dans sa bibliothèque, presque une relique, prémices de son amour à venir pour La Pierre. Ce récit épique l’incite à franchir le seuil de l’aventure avec ses amis et un matériel rudimentaire. Cette équipe hétéroclite visite les cavernes accessibles du secteur, Sauvas, Cocalière de Saint André… « C’était de la curiosité, et le besoin sans doute de raconter nos exploits aux copains et copines ». Les années passent. Voici le temps de la faculté à Montpellier la semaine, et celui des garrigues le reste du temps. Il débute sa carrière de professeur de mathématiques en 1967 et passe ainsi mai 1968… à courir les grottes de son pays.
C’est en 65, qu’il débute, dit-il, la vraie spéléo. Il fait la connaissance d’André Marti et de Christian Bouquet, les aménageurs de la partie touristique de la Cocalière. Fasciné par leurs histoires et par leurs projets spéléos il s’accroche à ce groupe « d’anciens » au passé déjà si glorieux.
Premières découvertes
En 66 Michel et B. Malbos, son alter ego, réalisent leurs premières découvertes dans le bassin de la Cocalière en cours d’aménagement : ce sont la Douanenche de Courry, l’aven des Planes et surtout le réseau des Baumelles, amont de la Cocalière touristique. Cet épisode reste encore aujourd’hui un grand souvenir. « Nous étions deux, jeunes… nous sortions de boyaux infâmes lorsqu’on a débouché dans ces grands vides.
Pour nous à l’époque c’était quelque chose d’incroyable. On a presque fait un kilomètre de première magnifiquement concrétionnée ». Il visite aussitôt trouvés tous les nouveaux réseaux d’Orgnac avec son inventeur dont il deviendra l’ami et participe à la création du CDS Ardèche, histoire d’unir les clubs, de mutualiser les moyens, d’organiser les secours…
Cette période est pour Michel l’occasion de nouer quelques amitiés durables malgré les excès d’une passion qu’on peut qualifier de dévorante. Ils cassent le barrage de la fontaine du Vedel pour remonter une belle rivière et découvrir un réseau supérieur, ils traînent un mât en lourde ferraille au fond de Champclos pour découvrir de beaux volumes, ils raclent les parois dans l’interminable Vignal qu’ils prolongent de quelques centaines de mètres. La période, tranquille, est propice aux travaux de longue haleine, aux ouvertures de nouveaux orifices. C’est ainsi que sera désobstrué le souffleur de la Dragonnière de Banne en 71 ; ouvertes les cheminées de Peyrejal et Chazelles en 72 ; de la Dragonnière en 73 et enfin de la grotte de Champclos en 74. Elles permettront les découvertes du réseau Mathieu et de la Souricière à Peyrejal, du réseau Danièle à Chazelles.
Des désobstructions encore et toujours livreront un kilomètre supplémentaire au réseau Combes – Perrier tandis qu’au Runladou une exténuante bataille au compresseur contre la roche se terminera en 1974 dans la grande salle du lac aux échos impressionnants. Avec une pompe souffreteuse ils vident l’évent de la Bourbouille pour remonter dans un cours supérieur.
Une histoire d’amour
Sous l’influence des avaleurs d’échelles d’Aubenas ou La Voulte il élargit son horizon aux grandes classiques du département. « Ma passion spéléo repose sur trois pieds. L’Ardèche bien sûr, les Causses de Lozère et plus particulièrement celui des Bondons, et puis le secteur de la Pierre-Saint-Martin. Ma passion pour la Pierre-Saint-Martin est essentiellement liée à l’histoire de ce massif et à sa beauté.
N’ayant jamais eu les moyens d’effectuer de la grande spéléo là-bas, j’y vais uniquement pour admirer la rivière dans ses grands volumes, pour m’enivrer de lapiaz à perte de vue en songeant toujours aux acteurs de toute cette épopée. Mais ma grande passion demeure la grotte de Malaval. Une histoire d’amour et de fidélité en quelque sorte » Michel aime la musique passionnément, les paysages variés de son pays qu’il déchiffre comme un livre ouvert.
Il a conscience du privilège d’avoir vécu un âge d’or de son aventure karstique. Il affectionne les érosions violentes, l’aspect vivant des résurgences, leurs crues démentes, sauvages.
L’esthétique des grottes l’a souvent amené à s’expatrier pour aller contempler ce qu’il y avait de plus beau à ses yeux à l’époque : Le septième ciel de la Cigalère, Grange Mathieu dans le Jura, Amelineau… et tellement d’autres. Contemplatif donc. Une aspiration à la beauté des choses naturelles qui le conduira dans les Cantabriques, l’Autriche, la Yougoslavie… S’il n’a jamais participé aux grandes explorations des antipodes, qui le font tant rêver et le rendent un brin nostalgique, il se reprend, en souriant devant sa bonne culture de la spéléologie française.
Pour lui, l’aspect sportif un temps apprécié, est vite devenu que le plus court chemin vers la connaissance.
Affectueusement surnommé « Tracette » (gringalet en occitan ardéchois) par ses pairs, il a néanmoins toujours entretenu sa forme par une pratique assidue et une quête insatiable des trésors cachés de son pays natal.
Aujourd’hui encore traverser Malaval est toujours dans ses cordes. En Lozère, il a participé à trois grands travaux topographiques : la Clujade, le Pré de Mazel et Malaval. « En 1970 Malaval était une grotte presque abandonnée, défigurée par des recherches minières, et quand j’ai vu sa beauté unique, son ampleur, je n’ai eu de cesse de militer pour sa réhabilitation, sa protection. » Il y accomplit de multiples escalades et préside actuellement l’association chargée de son étude et de sa sauvegarde.
Topo or not topo ?
Michel éprouve ce besoin impérieux de ramener en plein jour ce qui est caché, ce qui a été oublié par le temps. L’histoire n’est pas seulement un passe-temps pour spéléologue bénédictin mais une exigence pour extraire du passé la compréhension du présent. Dans ses prospections il recense aussi les dolmens (plus de 230 aujourd’hui dans son canton), capitelles (abris paysans), et vieux murs (cf. Spéléo 53).
Pour lui la prospection est un tout dans lequel extérieur et souterrain se complètent.
Il publie, traque les archives pour rendre les filiations visibles. « J’ai besoin de connaître l’histoire des trous. C’est une reconnaissance des générations précédentes pour perpétuer la chaîne. Une grotte a toujours été pour moi un tout, qui va de l’histoire des hommes souvent anonymes qui ont écrit les pages de la découverte, à la trace que nous en laisserons pour les futurs passionnés. Publier est un devoir essentiel pour que vive l’attrait des cavernes. Censurer son travail c’est mourir un peu, et puis un des plaisirs les plus subtils de la vie ne consiste t-il pas partager les choses que l’on aime. » Dans toutes ses publications il impose par exemple le travail de Jules De Malbos, qui, bien avant Martel, réalisa un inventaire sur la Basse Ardèche. Michel fulmine quand il constate de gros manquements à certains historiques. « Un exemple célèbre, l’aven d’Orgnac incarné par un seul nom De Joly : si cette idée peut se concevoir pour le grand public profane, c’est inadmissible dans le microcosme spéléo. Glory, Latour… ont aussi participé à la première descente. Que dire alors pour Trébuchon et ses amis inventeurs des trois quarts du réseau. Tout cela représente un travail, des efforts que l’on ne peut ignorer. » Ce côté pointilleux s’explique sans doute par le traumatisme subi par Michel quand il ne put avec son ami Daniel André figurer dans la liste officielle des découvreurs de Grotte Chauvet.
Cette histoire vieille de 11 ans qui vira en quelques jours de la plus exaltante des découvertes à la plus cruelle des déceptions a laissé de profondes cicatrices et instauré le doute sur les pouvoirs et la volonté de notre fédération pour résoudre ce genre de crise. La topographie, tout comme l’histoire, est pour Michel un point essentiel de l’exploration des cavernes. Son métier et ses antécédents ont sans doute exercé quelque influence au point que parmi tous les objets familiers au spéléologue, il choisit de se réincarner dans une boussole ou un appareil photo sans pouvoir n’en retenir qu’un. Deux façons de conserver la mémoire, d’humaniser le monde minéral. D’après ses calculs, il aurait topographié 78 kilomètres de galeries, dont 58 en Ardèche. « Topographier et photographier sont pour moi la dualité rêvée de la science et de l’art ».
Des projets à foison
À 62 ans, Michel à toujours des projets pleins la tête. Fin mai, à la Cocalière, il participera aux rencontres de l’ANAR, l’Association Nationale des Anciens Responsables de la Fédération. Une assemblée dans laquelle il a été coopté par des amis au seul bénéfice de l’âge. Il pense l’ANAR comme un rassemblement de sages capables de veiller à la déontologie, d’éclairer certains choix difficiles, de conseiller les plus jeunes d’entre nous.
Ces jeunes il en a lui-même régulièrement encadré lors de projets pédagogiques dans son collège. Avec les professeurs de sports et de sciences naturelles il a monté des projets pédagogiques autour de la spéléologie permettant à des classes entières de traverser Trabuc, Bramabiau, la Cocalière. Des sorties aujourd’hui inimaginables dans le contexte de réglementation à tous crins.
Et pourtant, par ces expériences, un rapport différent s’instaurait entre profs et jeunes. Ils découvraient entre autres valeurs la maîtrise de soi, si importante dans le cursus scolaire. Certains de ses anciens élèves, la quarantaine passée, sortent toujours sous terre avec notre enseignant. Cette chaîne, ses amitiés, il les attribue non seulement aux émotions inhérentes au milieu naturel, aux aventures, mais aussi aux liens très forts qui se créent inconsciemment au contact de la beauté diverse et variée, des obstacles vaincus, et parfois même des échecs.
Des amitiés inestimables
Ces amitiés lui ont apporté une inestimable ouverture d’esprit vers la géologie, la préhistoire, mais aussi l’agréable sensation de la complicité amicale et intellectuelle, un grand bien être précieux par ces temps d’individualisme force 5. « Mon premier cercle d’amis spéléo c’est ma famille. Si j’ai des ennuis je leur en parle, si je suis heureux aussi. »
Cette propension à l’amitié ne l’empêche pas d’aimer se retrouver seul sous terre pour sentir toutes les vibrations sensorielles d’une caverne avec laquelle on est alors en osmose totale dans le temps suspendu, dans la nuit mère de la nuit des étoiles.
Cette passion à l’état brut il l’aurait certainement érodée ou éteinte sans Daniel André ou d’autres, qui l’ont rendu à jamais accro à la Lozère coralloïde, entraîné vers le Vercors, ou vers des rêves d’explorations patagones.
« Tout ce que je fais ou entends aujourd’hui, c’est un plus que la vie m’offre ».
Actualité
L’une des questions qui mobilise l’énergie de Michel, est celle de la protection des cavités, face à la consommation abusive et à court terme, qui entraînera inéluctablement le temps des interdits ! Dans le secteur des Vans, presque tous les travaux importants accomplis par les spéléos des années soixante-dix sont aujourd’hui soumis à de fortes pressions commerciales par des Brevetés d’État à la recherche de lieux les plus attractifs possibles.
Le problème se pose donc de la préservation, et de la limitation des flux. Au-delà de la protection des cavités ardéchoises plus fragiles que beaucoup d’autres, se pose la place de la spéléologie plus douce, pour ceux qui conçoivent l’activité de façon désintéressé. Un article de Michel dans le Spéléo de juillet 2001 qui recensait les cavités en danger1 n’avait pas manqué de faire quelques remous dans le milieu. « Il faudrait que les gens qui pratiquent
les safaris ne puissent pas avoir de responsabilités au sein des CDS. Même s’ils sont sérieux et beaucoup le sont, ce mélange des genres se retournera contre nous tous. » Il faudrait que cette question de la fréquentation professionnelle soit définitivement réglé au prix d’âpres discussions si nécessaires, afin de négocier un pacte sauvegardant les intérêts de chacun, et qui gommerait cette impression fâcheuse de fuite en avant. Établir la liste des cavités vouées aux safaris, ne pas imiter les grimpeurs qui sans la moindre gêne ont dégradé toutes les belles falaises du Chassezac, songer sans cesse à la fragilité de la biodiversité extérieure, voilà un beau combat à mener si nous voulons conserver notre patrimoine dans un état convenable pour assouvir les passions futures.
Si une prise de conscience a eu lieu, les éclairages aux LED limitent les souillures, peut on espérer une sensibilisation suffisante pour nous autocensurer sans régulation extérieure ? Accrochons nous à cet espoir et agissons pour que la seule réponse au défi majeur qui consiste à sauver nos ultimes belles grottes ne se limite pas à la fermeture hermétique de celles-ci et pour des siècles.
1 : voir l’article de Michel Chabaud « Le karst ardéchois en perdition ! », Spéléo n° 38.